Le feu orange de la sociocractie

Par Gilles Charest, Mba,
9 novembre 2005

LE FEU ORANGE DE LA SOCIOCRATIE

Le système automatisé des feux de circulation est universellement reconnu pour contrôler le trafic routier de nos villes. Difficile d’imaginer aujourd’hui le transport urbain sans ce système ! S’il est pratique pour gérer le trafic routier, peut-il nous instruire sur le mode de gouvernance à adopter dans la vie sociale en général ? La question n’est pas saugrenue !

Selon vous, lequel des trois feux : le rouge, l’orange et le vert est le plus utile pour diriger la circulation routière ?

Le rouge donne une indication claire aux conducteurs : « non », « défense de passer. » Le vert est tout aussi précis : « oui », « circulez. » L’orange, lui, se distingue. Il est équivoque. Son signal laisse place à interprétation quant à circuler ou s’arrêter : « peut-être que oui, peut-être que non ? »

Malgré son caractère équivoque ou plutôt grâce à cette caractéristique, il empêche le chaos qui ne manquerait pas de survenir si les deux autres feux opéraient sans lui. Imaginez ce qui pourrait arriver si ce temps de passage entre le feu vert et le rouge n’existait pas !

Le feu orange est l’antidote au caractère univoque, autoritaire et potentiellement dangereux des deux autres feux. Il offre au conducteur un espace de liberté qui lui permet de faire un choix: « j’ai le temps, je passe avant le feu rouge ou bien non, je n’aurai pas le temps, je m’arrête. »

Chaque fois que nous croisons un feu orange, nous devenons immédiatement plus attentifs aux autres conducteurs car, dans cet espace-temps précis, d’autres peuvent faire des choix conflictuels au nôtre. Le feu orange a un caractère civique. Il oblige à la politesse, au respect de l’autre, car dans cet espace-temps tous les conducteurs ont un pouvoir équivalent. L’ignorer peut être fatal.

La gouvernance de nos organisations

Dans nos organisations, le mode prédominant de gouvernance est modelé sur le système binaire bien connu en cybernétique (0 / 1). Nous gérons donc la vie de nos sociétés avec deux feux seulement : le rouge ou le vert. Le feu orange n’existe pas de façon formelle. Les structures pyramidales dans lesquelles nous travaillons et nous interagissons nous offrent peu ou pas du tout la possibilité de nous rencontrer dans un espace-temps où tous les participants auraient un poids réellement équivalent dans le processus de prise de décision. Ce sont avant tout des structures d’exécution. Elles ne sont pas conçues pour la prise de décision sur une base d’équivalence.

Dans une structure d’exécution, c’est le chef hiérarchique qui a légalement le dernier mot et conséquemment le pouvoir d’ignorer les autres membres de son groupe au moment de prendre ses décisions. Qu’il prenne ses décisions de façon autocratique ou démocratique, pour l’essentiel, cela ne change rien. Dans tous les cas de figure des personnes, que la décision touchera directement, pourront être écartées du processus décisionnel.

Dans la structure pyramidale de nos organisations, nous n’avons généralement pas d’autres choix que d’obéir au feu rouge ou vert du patron. Le chef hiérarchique est lui aussi soumis au feu rouge ou vert de son propre patron et ainsi de suite, en remontant la chaîne de commandement jusqu’aux actionnaires, qui eux détiennent le pouvoir ultime en vertu d’une convention légalement acceptée voulant que le droit de propriété octroie à son détenteur le contrôle absolu des deux feux : le rouge et le vert. Dans les organisations associatives et les coopératives, conformément à la loi, c’est le mode démocratique de prise de décision qui prévaut avec les mêmes prérogatives du chef hiérarchique et les mêmes conséquences sur la vie sociale également.

Cet état de fait explique à lui seul pourquoi les décisions sont inévitablement aspirées vers le sommet de la pyramide organisationnelle. Ce phénomène est le propre des systèmes tyranniques de gouvernance qu’ils soient autocratiques ou démocratiques.

La gouvernance de soi

Accuser l’organisation sociale déficiente de tous les maux qui nous frappent c’est adopter la thèse un peu réductrice du « bon sauvage » de Jean-Jacques Rousseau : « l’homme naît bon, la société le corrompt. » Si nous acceptons de vivre dans des organisations despotiques, force nous est de reconnaître que ce mode de gouvernance trouve un écho favorable en nous. C’est nous qui avons créé cet état de fait. Nous avons tous une part de responsabilité dans cette histoire.

Qu’il nous suffise d’écouter notre langage intérieur pour mesurer l’intensité des luttes de pouvoir que se livrent d’un côté nos interdits sociaux intériorisés et de l’autre nos désirs égoïstes :

Tu ne peux pas faire ça, ce n’est pas bien ! Je te l’interdis. »

Je m’en fiche. J’en ai envie. Va te faire cuire un œuf ! Tu me déprimes, snif, snif, snif. »

Où est le feu orange qui peut réconcilier ces deux tyrans et résoudre nos conflits internes ? D’un côté, des programmations inconscientes héritées de notre passé tentent de nous imposer un mode de vie irrespectueux de nos besoins. De l’autre, des réactions impulsives également inconscientes organisent un système de défenses, tantôt sur le mode de la fuite, tantôt sur celui de l’attaque, qui ne satisfait pas davantage nos vrais besoins. À ce stage de désorganisation interne, nous errons ballottés d’un tyran à l’autre, déconnectés de nos besoins réels, ce qui explique largement pourquoi nous avons du mal à reconnaître ceux des autres.

Créer un espace-temps intérieur où nous pourrons gérer consciemment le droit de parole de ces deux aspects de nous-mêmes pour répondre de façon créatrice aux besoins qu’ils défendent, voilà le travail à faire pour rester aux commandes de sa vie et être heureux. Pour y arriver, nous avons donc besoin d’ajouter aux lumières de nos réflexes intellectuels et de nos réactions émotives, la lumière orange qui laisse place au leadership du cœur. Alors seulement peut s’édifier en chacun de nous l’idéal de civilité, de liberté et de dignité humaine auquel nous sommes en droit d’aspirer.

Individu et société : la réconciliation

La poule ou l’œuf ? Par où commencer ? Faut-il d’abord organiser la vie sociale pour atteindre le bonheur personnel ou faut-il mettre de l’ordre dans nos vies avant d’organiser la société de façon appropriée ?

Encore là, nous voila pris entre deux feux et pour trancher la question, il nous faut l’éclairage d’un troisième. La réponse n’est pas univoque. Il faut à la fois organiser la gouvernance de nos vies et celle de nos organisations. Nous sommes des êtres sociaux, ce qui signifie que nos tentatives pour être heureux vont tôt ou tard se heurter à la réalité sociale et inversement, nos engagements sociaux, s’ils sont menés avec cœur, vont nous mener tout droit sur le chemin de la transformation personnelle.

Les valeurs à la base de la croissance individuelle ne sauraient être en opposition avec celles de la vie en société. Notre destinée individuelle et collective obéit à une même éthique. Le projet de l’individu de vivre libre sera contrecarré par le groupe auquel il appartient tant et aussi longtemps que le mode de gouvernance qui le régit ne rendra pas tous les membres directement responsables de la conduite du groupe.

La sociocratie n’est pas un remède-miracle qui fait disparaître par enchantement tous les problèmes individuels et sociaux. Ce mode de gouvernance propose des changements exigeants. Il ne supprime pas les tensions sociales, ni les conflits intra-personnels. Il invite à y faire face par le travail sur soi en même temps que sur l’organisation de la vie en société. Il propose de créer des lieux d’expression de tous les points de vue et offre une méthode pour faciliter leur intégration de façon créatrice et pratique. Cela se réalise parfois dans la souffrance, parfois dans la joie mais toujours avec l’intention arrêtée de respecter les besoins de tous et partant le mouvement de la Vie.

Le mode de gouvernance, sociocratique propose de faire, à même la structure organisationnelle existante, l’ingénierie de lieux d’appartenance et de liberté où enfin l’individu et la société pourront chercher et trouver un terrain de réconciliation.

Adam Smith nous a convaincu qu’en situation de concurrence, l’intérêt individuel débouche nécessairement sur le bien commun. Sa théorie économique est forcément incomplète. Comment l’égoïsme de quelques-uns pourrait-il servir l’intérêt général ? Elle a d’ailleurs été mis en pièce par les travaux de John Nash, prix Nobel d’économie en 1994. Ce dernier a démontré mathématiquement que pour obtenir un rendement optimum, les membres d’un groupe doivent non seulement tenir compte de leurs intérêts individuels mais aussi de ceux du groupe. Nous ne mesurons pas encore aujourd’hui toutes les implications de cette démonstration scientifique sur l’organisation de la vie en société.

En conclusion, je vous invite à considérer cette citation d’Abraham Lincoln : « Nul n’est assez vertueux pour diriger une autre personne sans son consentement. » Elle résume assez bien l’idée-phare qui éclaire le modèle de gouvernance sociocratique.